Lesetipp

Mettre les montres suisses à l’heure européenne

von François Cherix | June 2024
Eternel tourment, le destin européen de la Suisse est à la fois source de nombreux écrits et victime d’omerta. Un flux permanent d’articles et d’expertises accompagnent un psychodrame qui ne trouve jamais son dénouement. Simultanément, un silence pudique masque les tabous qu’il n’est pas opportun de briser. Dans ce contexte, Gilbert Casasus nous donne un livre dont le grand mérite est de faire partie de ces trop rares contributions qui vont à l’essentiel. Avec son ouvrage intitulé « Suisse-Europe, Je t’aime, moi non plus ! », paru aux Editions Slatkine, le professeur émérite en Etudes européennes auprès de l’Université de Fribourg livre une réflexion féconde, parce qu’elle ne craint pas de bousculer les idées reçues et les théories officielles.

Le premier soin de l’auteur est de mettre en évidence ce qu’il nomme la « mentalité du Réduit », qui voit la Suisse privilégier régulièrement le repli sur soi et des réflexes nationalistes devenus pavloviens. Tout au long de ses analyses, Gilbert Casasus montre que l’attitude de la Confédération face à son environnement européen souffre d’une névrose d’auto-enfermement. Il souligne combien les tensions avec Bruxelles relèvent moins de défis techniques ou juridiques que de malentendus politiques et culturels. Il fustige la volonté des autorités helvétiques de réduire la construction européenne à un empilement de règles et de normes que seuls les juristes seraient habilités à discuter.

Le second temps fort du livre est la dénonciation de « l’impasse bilatérale ». Et le professeur n’y va pas par quatre chemins ! De son point de vue, ce processus lourd, complexe, sans envergure n’a pas d’avenir. Il ne permet ni une réelle intégration, ni même un traitement adéquat des enjeux. Dans un faux pragmatisme, il entretient les lacunes et les frustrations qui empoisonnent les relations entre la Suisse et l’Europe. Qualifié en permanence de « voie royale », il est devenu selon Gilbert Casasus un « appareil idéologique de l’Etat suisse » servant à pérenniser une stratégie unique. Autrement dit, rien ne saurait être pensé ni formulé en dehors de ce cadre miraculeux.

Inventoriant les erreurs helvétiques, le livre établit un bilan cruel. Focalisée sur les controverses juridiques, la Suisse ne voit pas sa marginalisation grandir. Persuadée d’être une démocratie modèle, elle oublie de s’interroger sur son déficit de citoyenneté européenne. Au moment où les peuples de l’Union élisent un nouveau Parlement, les Suisses n’ont pas voix au chapitre. Ils se contentent de regarder se former l’assemblée où se prennent nombre de décisions qui les concernent.  Alors que les Européens se préparent à des discussions passionnantes sur le développement social et politique de l’Union, sur son approfondissement ou son élargissement, sur les diverses géométries permettant de stabiliser le continent, les Confédérés confits dans leurs certitudes n’ont aucun accès à ces débats existentiels.

Pour sortir de ce marasme, Gilbert Casasus ne voit qu’une issue : l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne. Il la croit inéluctable et bénéfique. Il rappelle le rôle important que le petit Luxembourg joue au cœur des Vingt-sept. Il affirme que le multiculturalisme et l’aptitude au consensus des Suisses en feront un jour des acteurs influents et talentueux de la scène européenne. Et si sa critique de l’isolationnisme alpin est vive, son admiration pour la Confédération aussi. Il rappelle avec sincérité la qualité de ses institutions, le dynamisme de sa réussite économique et la constance de ses engagements humanitaires. Pour autant, nous dit l’auteur, face aux défis du siècle, la confirmation de ces succès exige de « mettre les montres suisses à l’heure européenne. »

Au final, la force de ce plaidoyer pour une Suisse audacieuse réside dans son caractère optimiste, comme le note Richard Werly dans sa préface. Si la plume est acérée, la pensée exprime une belle confiance dans les valeurs fondatrices et les réalisations futures de l’Europe. Il convient donc de le lire l’esprit en alerte, mais de l’entendre avec le cœur.

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Gilbert Casasus, Suisse - Europe,  Je t'aime, moi non plus!, Éditions Slatkine, Genève 2024, ca. CHF 28.-.

François Cherix

Écrivain auteur de nombreux livres et articles, François Cherix est un spécialiste de la communication politique. Son dernier ouvrage intitulé « Eloge funèbre de Guillaume Tell », paru aux Editions de l’Aire, met en scène une étonnante rencontre entre un défenseur de l’Europe et Guillaume Tell.